La meilleure façon d’évoquer Steve Jobs après sa disparition, c’est encore de le laisser parler… Voici un extrait de notre livre où Steve raconte un épisode clé de son parcours :
On sait que c’est lors de sa visite au Xerox Parc que Steve Jobs va avoir la révélation : tous ses prochains ordinateurs devront reposer sur une interface graphique comme celle qu’il a pu découvrir sur la station Xerox Alto. Jobs raconte ainsi ce qu’il vit ce jour-là :
« Ils me montrèrent trois choses ce jour-là. Mais j’étais si aveuglé par la première que je ne vis même pas vraiment les deux autres. Une des choses qu’ils me montrèrent était la programmation orientée objet mais je n’ai même pas vu cela. L’autre chose qu’ils me montrèrent était un réseau d’ordinateurs connectés… Ils avaient plus d’une centaine d’Alto en réseau qui s’envoyaient des mails et ainsi de suite. Mais je ne vis pas vraiment cela non plus. J’étais complètement ébloui par la première chose qu’ils me montrèrent et c’était l’interface graphique.
Je pensais alors que c’était la plus belle chose que j’avais vue de ma vie. Maintenant, je me souviens qu’elle était pleine de défauts, très incomplète et qu’ils s’étaient trompés sur bien des points. Mais nous ne le savions pas à ce moment et je pense toujours qu’ils avaient là le germe d’une idée puissante. En dix minutes, il paraissait évident que tous les ordinateurs allaient ressembler à ça à terme. »
Steve Jobs étant quelqu’un de très visuel (d’où l’importance qu’il attache à l’esthétique de ses produits), il n’est pas étonnant que l’interface graphique lui ait fait manquer les deux autres innovations qui lui ont été présentées.
Un autre extrait, plus long mais significatif :
L’itinéraire de Steve est très particulier. Ce n’est pas un technicien comme le sont les fondateurs de Google. Ce n’est pas non plus un businessman de formation comme peuvent l’être Jeff Bezos (le fondateur d’Amazon.com) ou Steve Balmer (PDG actuel de Microsoft). Ni même le type d’homme d’affaires que des entrepreneurs amateurs deviennent, comme Bill Gates. Si Steve Jobs est devenu un excellent businessman, sa motivation est très différente de celle du monde des affaires traditionnel. Alors que Bill Gates est intéressé par être le numéro un, Steve Jobs cherche à être le meilleur — nuance subtile (« And our primary goal here is to make the world’s best PC — not to be the biggest or the riches » a-t-il dit dans une interview à Business Week). Steve est en effet un idéaliste. Il ne travaille pas pour l’argent, il ne veut pas forcément conquérir tout un marché, mais cherche à « faire une brèche dans l’univers » (« make a dent in the universe »). Ce n’est sans doute pas par hasard que deux des marques que Steve adore sont Porsche (les voitures de sport) et Miele (les lave-vaisselles). Deux compagnies connues pour vendre des produits de haute qualité -et avec de confortables marges. Alors qu’un homme d’affaire essaiera d’être le plus rationnel et objectif possible, la manière de travailler de Steve est extrêmement émotionnelle et subjective. À commencer par son obsession du design, pas seulement extérieur mais plus généralement la conception. C’est par exemple parce que Steve a suivi un cours de calligraphie à l’université que le Macintosh a eu dès le début des fontes proportionnelles. Pour Jobs, soit un produit est « génial » (« insanely great » était son adjectif favori), soit c’est une « daube » (« crap« ). Soit une personne est géniale, soit c’est un rigolo (« bozo« ). Bien évidemment, Steve ne veut avoir affaire qu’à des produits et personnes du premier type. C’est un perfectionniste qui n’attend que le meilleur de ses troupes.
Microsoft est prêt à vendre n’importe quel type de logiciel du moment que cela rapporte. Apple au contraire ne s’aventure sur un marché que s’il peut créer un produit « génial » qui dépasse tout ce qui existe. Pour Bill Gates le businessman, faire affaire avec IBM lorsque ce dernier cherchait des partenaires pour son futur PC en 1980 était du pain béni : il était évident que travailler avec Big Blue ouvrait la porte à un marché colossal. Mais pour l’idéaliste Steve Jobs cela aurait été impensable -si tant est que Big Blue ait été intéressé de faire affaire avec Apple. Tout d’abord Steve considérait à l’époque IBM comme l’establishment -l’ennemi à abattre. Ensuite il n’aurait jamais accepté de se plier aux exigences d’Armonk et de leur laisser le contrôle sur quoi que ce soit. Il aurait enfin refusé de travailler sur une « daube » comme l’IBM PC. La plupart des particularités de la culture Apple dérivent de ce désir de Steve de « faire une brèche dans l’univers ».
Créer des produits qui dépassent ce qui existe demande une grande créativité et beaucoup d’idées. À ce sujet, Steve se plaît à citer Picasso : « Les bons artistes copient. Les grands artistes volent ». Et sur ce point, Jobs plaide coupable (« We have always been shameless about stealing great ideas »). Le génie de Jobs ne consiste pas à inventer des idées révolutionnaires, mais à les repérer avant tout le monde. Les repérer lorsqu’elles ne sont qu’à l’état embryonnaire et les transformer en un produit destiné à la grande consommation. C’est ce qui fait de Steve Jobs un visionnaire. Ce sont les compétences en électronique de Steve Wozniak qui ont permis à l’Apple// d’exister -il fallait réduire au maximum le nombre de processeurs. Mais c’est Steve Jobs qui a eu la vision d’un ordinateur en tant que produit fini, livré dans un boîtier plastique de qualité. L’interface graphique a été inventée par Xerox. Mais c’est Apple qui l’a commercialisé le premier avec le Lisa puis avec le Macintosh car Steve a été le premier manager à voir l’intérêt d’une telle technologie, a copié l’idée et l’a transformée en un produit. C’est Tony Fadell, alors un contractant indépendant, qui a eu en 2001 la vision d’un baladeur MP3 lié avec une plate-forme de vente de musique. Lui et son partenaire ont frappé à de nombreuses portes pour vendre leur idée. Mais seul Apple a été intéressé et a rapidement embauché Fadell. Et c’est Steve Jobs qui, en étant fortement impliqué dans le développement de l’iPod à quasiment tous les niveaux, a transformé le business modèle de Fadell en un produit culte. Finalement, le marché du smartphone était bel et bien existant avant l’arrivée d’Apple. Mais ce dernier a réussi à créer la sensation avec son iPhone.
La culture d’Apple a beaucoup en commun avec les constructeurs de micro-ordinateurs des années soixante-dix : on conçoit le meilleur produit que l’on peut, et on se distingue principalement par la qualité du produit et/ou le prix -uniquement le produit dans le cas d’Apple. L’un des challenges d’Apple a donc été de créer ces produits. Steve a beau avoir la vision, il faut des gens pour transformer cette vision en réalité. Jobs a tout d’abord été très bon pour attirer les talents pour développer ses produits : Steve Wozniak, Tony Fadell et bien d’autres. Apple a dû également créer une culture centrée autour du produit. Mais pas une culture d’engineering typique où plus on ajoute de fonctionnalités mieux c’est (comme c’est souvent le cas chez les autres comme Microsoft par exemple). Une culture qui prend en compte l’aspect design et qui partage l’obsession de Steve pour les détails et le goût de l’excellence. Pour Microsoft, développer un produit est un moyen, le vendre est une fin. Pour Apple, créer le produit est une fin en soi et la vente est un processus naturel -dans l’esprit de Steve il est évident que le public va acheter ses produits car ils sont les meilleurs. Apple a parfois fait appel à des compagnies externes pour développer ses produits. Un exemple célèbre est pour la souris de son premier Macintosh, où la firme à la pomme a fait appel à la célèbre société de design IDEO. Pour ses premiers iPods, pressé par le temps, Apple s’est basé sur le système d’exploitation de PortalPlayer — ce dernier a cependant dû travailler quasiment exclusivement pour Cupertino et signer un accord de confidentialité draconien. Mais, dans beaucoup de cas, si Apple peut réinventer la roue (en mieux évidemment), Apple le fera. Pour l’interface graphique du Lisa et du Macintosh, Steve Jobs a réussi à obtenir de Xerox que leur équipe de Palo Alto lui montre leur travail sur l’interface graphique. Les développeurs d’Apple s’en sont inspirés pour concevoir leur propre interface graphique. Si la firme à la pomme a tout naturellement démarché de nombreux talents pour développer ses produits, elle n’a que rarement racheté des compagnies pour leur technologie, pratique commune dans l’industrie — une exception notable est le rachat en 2008 de PA Semiconductor afin de gagner de l’expertise en microprocesseurs. Mais Apple n’a racheté aucune compagnie pendant trois ans (de 2002 à 2005). C’est ainsi que l’iPhone a ainsi été grandement conçu en interne. Pour le système d’exploitation de ce dernier, Apple a considéré utiliser Linux, mais Steve Jobs a refusé et Apple a fini par écrire une version portable de Mac OS X. Autrement dit, si Apple n’hésite pas à prendre des idées de l’extérieur, il privilégie la mise en œuvre de ces idées en interne.
Avant son éviction d’Apple (en 1985), Steve avait lancé de nombreux projets au sein de sa compagnie. Mais son passage par NeXT l’a grandement changé, et à son retour à Cupertino (en 1997) il a adopté une position radicalement opposée. L’une de ses premières actions à son retour à la tête d’Apple a été de faire des grandes coupes. La gamme produite a été limitée au strict minimum : ordinateurs portables et ordinateurs de bureau, et les deux lignes de produits avaient une version standard et une version haut de gamme. De nombreux projets internes ont été éliminés. Steve se plaît à dire que des nombreux succès de sa compagnie, les produits qui n’ont pas été lancés comptent autant que les produits qui ont effectivement été lancés. D’ailleurs, les managers d’Apple sont plus souvent évalués sur l’argent qu’ils ne dépensent pas que sur l’argent qu’ils dépensent. Apple n’a aucune dette, est très profitable et a 20 milliards de dollars en banque. La firme à la pomme n’ouvre pourtant que rarement les cordons de sa bourse. Alors que Google et Microsoft — deux autres compagnies avec des milliards en banque — n’hésitent pas à investir des centaines de millions dans des projets sans retour immédiat, Apple n’investit que dans des domaines directement liés à sa gamme de produit existante.
Étant donné qu’il veut se différencier principalement par son produit, Apple a naturellement préféré utiliser un modèle d’intégration verticale dès que possible -modèle qui était commun à tous les constructeurs de son époque. Mais Apple a même été plus loin que sa culture d’origine en concevant son premier microprocesseur : l’Apple A4, pour son iPad (l’A4 est en fait plus customisé à partir de l’architecture ARM qu’entièrement conçu -de même, Apple ne possède pas ses propres fonderies). Les constructeurs de micro-ordinateurs des années soixante-dix concevaient toute l’électronique sauf le microprocesseur, qui aurait demandé beaucoup trop d’investissements. À noter qu’Apple a outsourcé la production même (la firme à la pomme ne possède plus d’usine de production), mais a surtout appliqué l’intégration verticale au niveau de la conception.
Steve est un maniaque du contrôle et veut tout régenter (« I’ve always wanted to own and control the primary technology in everything we do ») — c’est sans doute la raison pour laquelle il a tellement adoré la micro-informatique des années soixante-dix. Or la meilleure manière de tout contrôler est de tout concevoir. Si Apple ne peut bien évidemment pas tout faire (ils ne vont pas commencer à faire leur propre fonderie plastique), ils ont conçu leurs propres composants dès qu’ils peuvent. Mais lorsqu’on est habitué à tout faire tout seul, on n’a qu’une patience limitée avec les partenaires. La firme à la pomme est connue pour être extrêmement exigeante avec ses fournisseurs et partenaires. Étant un négociateur hors pair, Steve Jobs arrive généralement à ce qu’il désire avec ces derniers. Si Microsoft est la main de fer dans un gant de velours, Apple est la main de fer dans un gant de fer, mais un gant tellement séduisant qu’on veut quand même lui serrer la main -même si on le regrette rapidement. Jobs s’est par exemple mis à dos plusieurs maisons de disques (Universal en particulier) lorsqu’il a refusé d’augmenter le prix de la musique qu’Apple vendait en ligne. Pour les fournisseurs, travailler avec Apple n’est pas de tout repos. Par exemple, les fabricants d’accessoires pour iPod apprennent la sortie de nouveaux iPods en même temps que les clients et doivent se ruer pour adapter leurs produits aux nouvelles spécifications. De même, les conditions pour développer des applications pour l’iPhone sont très contraignantes. Accord de confidentialité strict, obligation de passer par l’App Store d’Apple pour distribuer ses applications iPhone, applications qui peuvent être rejetées sans aucune explication, etc.
Apple reste avant tout un fabricant de matériel. La firme à la pomme aime offrir une solution complète et aime vendre un produit fini, packagé. La compagnie se fait certes de l’argent en vendant de la musique en ligne ou des applications pour iPhone, mais les revenus restent sans commune mesure avec les revenus liés à la vente de matériel. Il est intéressant de noter qu’Apple n’est pas très orienté Web. Par exemple, iTunes est un logiciel traditionnel -s’il utilise Internet pour l’achat de musique, il demande d’être installé sur sa machine. Amazon.com utilise son site Web pour vendre sa musique en ligne — pas Apple. Mais tous les vendeurs de matériel ont à gérer un inventaire -le cauchemar de tous les constructeurs. Ne construisez pas assez et vous perdez des ventes. Construisez trop et vous vous retrouvez avec un stock invendu sur les bras. C’est pour cette raison que Steve a embauché Tim Cook, considéré comme un génie dans de l’opérationnel. Et ce dernier a fait un excellent travail chez Apple -la compagnie est désormais extrêmement bien organisée opérationnellement parlant.
Les produits Apple n’ont jamais été bon marché. Cela est dû d’une part à l’intransigeance de Steve sur la qualité de ses produits et d’autre part à son goût prononcé pour les marges confortables -certains disent que Steve ne lance pas un produit s’il ne se fait pas au moins 20% de marge, ce qui est inédit dans le marché des fabricants de matériel. D’ailleurs, de nombreux produits que Steve a lancés ont été des échecs commerciaux en grande partie du fait de leur prix beaucoup trop élevé : l’Apple III, le Lisa, le NeXT et même les premiers Macintosh. Steve a toujours pensé que les gens seraient prêts à payer plus pour un produit de meilleure qualité (cela est vrai, mais uniquement dans une certaine mesure). Il faut dire que les débuts d’Apple n’ont pas fait grand-chose pour dissuader Jobs. Jusque dans les années quatre-vingt Apple a roulé sur l’or uniquement grâce à l’Apple//, une machine parfois surnommée à l’époque la Rolls Royce des micro-ordinateurs. L’Apple// était littéralement dix fois plus cher que d’autres ordinateurs : 10 000 FF (1 500 €) pour l’Apple//, à comparer aux 1 000 FF (150 €) pour le Sinclair ZX-81 (prix de l’époque). Les capacités de ces deux ordinateurs n’avaient peut-être rien à voir, ils se trouvaient néanmoins côte à côte dans les bancs d’essai de la presse de l’époque. Fort des leçons du NeXT, Steve a depuis essayé de limiter le prix tout en conservant des marges confortables. On trouve par exemple des modèles d’iPods d’entrée de gamme comme l’iPod Shuffle à 80 €. Et l’iPhone n’est pas plus cher que les autres smartphones. Il faut dire que pour ce dernier, Steve a trouvé la parade : se payer en touchant une partie de l’abonnement des iPhones.
Lorsque l’on cherche à vendre des produits haut de gamme, on a intérêt à avoir un bon marketing. Et lorsque l’on désire vendre du haut de gamme à un marché principalement grand public, l’aspect émotionnel est important. Sur ce point Apple a su développer une mystique. La firme à la pomme a certes un fan-club très loyal, mais ce n’est pas suffisant pour être en bonne santé. La combinaison de l’innovation et du design fait qu’Apple génère énormément de buzz, même au sein des gens qui n’ont jamais acheté Apple. C’est pour cette raison qu’Apple est une compagnie notoirement extrêmement secrète. Le meilleur moyen de faire parler de soi est de surprendre tout le monde, comme cela a été le cas avec l’iPhone. Et pour surprendre tout le monde lorsqu’on s’appelle Apple, il faut s’assurer qu’il n’y a aucune fuite en amont en prenant des mesures draconiennes.
Mais l’aspect émotionnel est limité lorsque l’on vend en entreprise. De même, réinventer n’est pas forcément du goût des entreprises qui préfèrent la compatibilité avec l’existant. C’est peut-être pour ça que Steve a souvent répété en interne qu’Apple ne vend pas aux entreprises (« Apple is not an enterprise company »). Il existe bien sûr des exceptions. Cupertino vend des serveurs Mac (la gamme Xserve). Il vante désormais l’interconnexion avec Microsoft Exchange de son iPhone comme de la dernière version de Mac OS X. Et pendant longtemps l’édition a été un bastion d’Apple. Mais le marché d’entreprise est rarement un marché stratégique pour Apple.
Les forces d’Apple en font une compagnie idéale pour s’attaquer à des marchés hi-tech non matures. Pour ce type de marché, l’offre manque encore de finition -un domaine où Apple excelle. Lorsqu’un marché devient mature, la différenciation du produit est de moins en moins importante et d’autres facteurs tels que le prix ou le service importent de plus en plus. Pour survivre, Apple doit donc régulièrement trouver de nouveaux marchés. Même si les ventes du Mac se portent bien depuis le retour de Steve, la firme à la pomme a dû son salut à l’iPod. Afin d’éviter de souffrir d’un phénomène de commoditisation des baladeurs MP3, Apple a consolidé sa position en s’attaquant aux marchés adjacents du smartphone et de l’ordinateur de poche/console de jeu de poche en sortant son iPhone puis son iPod Touch. Lorsqu’on cherche à se différencier par ses produits, on est en constante course pour toujours innover. Mais il est intéressant de noter que beaucoup des forces d’Apple (trouver une vision, attirer les talents, séduire des partenaires) sont apportées par Steve Jobs lui-même.
Merci encore Steve.
Sur l’héritage et la vraie influence de Steve Jobs, lire la chronique de Laurent Poulain à http://deselection.wordpress.com/2011/10/07/lheritage-de-steve-jobs/