Il a quelques semaines, j’ai été contacté par Léo Sestier qui voulait réaliser une interview de votre serviteur dans le cadre d’un mémoire pour un master (un étudiant donc).
J’ai accepté, l’interview a eu lieu (via Skype) et Léo a été assez aimable de m’en envoyer la transcription… Voilà donc cet entretien presque in extenso (j’ai simplement viré la partie finale où Léo me demandait d’évoquer 6nergies…) :
Que pensez vous des réseaux sociaux ?
“Je viens d’écrire (avec François Liénart) un livre sur le sujet : “Le miroir brisé des réseaux sociaux”.
Aujourd’hui ce qu’on constate, c’est que la masse à rejoint les réseaux sociaux, c’est à dire le grand public. On parle maintenant de plusieurs millions d’utilisateurs et nous ne sommes plus sur une population pionnière de personnes qui ont rejoint les réseaux sociaux parce qu’ils étaient convaincus de ce que ça pouvait leur apporter. On est réellement dans un mouvement de masse et un mouvement de masse se caractérise toujours par le “suivisme”.
Un utilisateur rejoint les réseaux sociaux non pas parce qu’il est convaincu que ça peut lui apporter quelque chose, mais parce que ça existe et qu’il en a entendu parler et qu’il ne veut pas être le dernier à en profiter.
Du fait de la présence de cette masse, l’intérêt des réseaux sociaux a changé du tout au tout. La masse est constituée d’une population nombreuse et variée, c’est le point positif. Le point négatif, c’est que les contenus qui sont disponibles sur ces réseaux sociaux sont d’une médiocrité affligeante.
Ce qui est intéressant également, et qui est la deuxième évolution majeure des réseaux sociaux actuels, c’est qu’auparavant ils étaient centrés sur la fonction de connection et l’établissement d’une relation de vous à moi. Ce n’est plus du tout le cas aujourd’hui, les réseaux sociaux étant centrés sur la publication de contenu.
Ce changement n’est pas neutre, il accompagne le comportement des masses qui ne cherchent pas à constituer un réseau ou à gérer des relations. Les utilisateurs ont simplement un comportement compulsif de partage et de consultation.
Le type de contenu est-il plutôt du partage d’informations venant de l’extérieur comme un article de presse ou du contenu personnel comme des photos ou des vidéos ?
Les deux. C’est d’ailleurs une surprise car les utilisateurs partagent des vidéos et des photos presque sans aucun filtre. C’est à dire qu’il y a un exhibitionnisme débridé, qui n’était pas prévu ni envisagé.
Quand je réfléchissais il y a 8 ans à l’évolution des réseaux sociaux et ce que cela allait apporter, on envisageait qu’il y aurait des problèmes avec la vie privée, mais on ne se doutait pas du tout que les gens eux même allaient créer ces problèmes.
Pourquoi est on attiré par les réseaux sociaux ?
Il y a deux types de population, ceux qui sont attirés par conviction et tous les autres qui les rejoignent tout simplement parce que des personnes proches y participent. C’est du suivisme absolu. Cela respecte la règle des 80 / 20 et même et même des 90 / 10. C’est à dire que 90% des gens sont des suiveurs et seulement 10% agissent par conviction.
Le bilan actuel des réseaux sociaux est donc forcément négatif.
Est ce qu’il y a des fonctionnalités indispensables aux yeux des utilisateurs ?
Non, un service comme Twitter l’a bien prouvé, car c’est le niveau 0 de la fonctionnalité.
Pourtant cette plateforme connait un très grand succès. On voit bien qu’une absence totale de fonctionnalités n’est pas un problème. Aujourd’hui, pour que n’importe quel service ait du succès, la seule chose qui compte c’est le “momentum”.
Le “momentum”, c’est le mouvement, c’est le fait d’obtenir des utilisateurs, du volume. C’est la seule chose qui compte.
Trouvez vous qu’il y a des fonctionnalités manquantes sur les réseaux sociaux actuels ?
Cela dépend des plateformes. Sur Linkdin ou sur Facebook par exemple l’enveloppe fonctionnelle est très complète. Si on sait se servir de Facebook, ce réseau social est très bien. Je m’en sert beaucoup mais je nettoie également beaucoup, je filtre au maximum. Les gens avec lesquels je suis connecté sur Facebook, je les élimine dès qu’ils publient un contenu de mauvaise qualité.
La fonctionnalité de partage de contenus est très intéressante, elle me permet par exemple de trouver du contenu auquel je n’aurais pas pu avoir accès autrement ou beaucoup plus difficilement. Facebook est également un outil marketing très intéressant pour faire de la promotion.
Quel est le meilleur modèle économique pour un réseau social ?
Sur internet que cela soit un réseau social ou non, il n’y a que deux modèles qui fonctionnent :
– La publicité, mais à condition qu’il y ait un volume de trafic très important.
On ne peut pas avoir de revenus si on a pas un nombre d’utilisateurs très élévé. Toutes les petites Start-up qui se lancent en imaginant qu’elles vont pouvoir se financer par la publicitié ne l’ont pas compris. C’est comme si un petit entrepreneur constructeur de pavillon pensait pouvoir construire un gratte-ciel.
Le modèle trafic/publicité est seulement pour quelques uns.
L’autre modèle est le modèle “Premium”. Il consiste à vendre des fonctionnalités supplémentaires et pas forcément au public principal.
Le meilleur exemple de modèle premium, c’est le site de petites annonces Craigslist.Il fait seulement payer la publication d’offres d’emploi aux entreprises. Celles-ci privilégient ce site car il est très fréquenté.
Il y a également un troisième modèle qui peut fonctionner, c’est l’abonnement. Mais il n’y a que deux types de sites qui sont arrivés à le faire fonctionner : c’est le Wall Street Journal et les sites pornographiques.
Pour vous, quelles sont les clés pour la réussite d’un réseau social ?
Comme aujourd’hui il est très difficile de faire un réseau social basé sur le volume, parce que la concurrence est intense et que ces services sont sur un déclin qualitatif, cela aura forcément un impact.
Facebook perd beaucoup d’adhérents aux Etats-Unis, chez les jeunes en particulier. Facebook a énormément de territoires à conquérir en dehors des Etats-Unis. Donc en terme de nombre d’utilisateurs cela ne risque pas de baisser.
Par contre le qualitatif va baisser en fonction du niveau de culture des utilisateurs et cela se ressentira sur les publicités. Les annonceurs qui vont vouloir s’adresser à des personnes un peu plus cultivées ne vont plus passer par Facebook.
Si on veut faire un réseau social aujourd’hui, c’est forcément un réseau social spécialisé et par thème. Le critère de succès c’est de choisir un thème pertinent et de parvenir à attirer du monde.
Est ce que les utilisateurs accordent une réelle importance au design et à l’ergonomie d’une plateforme ?
Non car ils ne sont pas capables de différencier un bon design d’un mauvais. Ils sont capables de s’adapter à n’importe quelle interface aussi mauvaise soit elle.
Par contre ils n’aiment pas que ça change.
J’ai beaucoup travaillé sur les notions d’ergonomie et d’expérience utilisateur mais je me suis rendu compte que cela ne faisait pas la différence.
On a beaucoup parlé du phénomène « big brother » avec les réseaux sociaux. Que pensez vous du fait de partager toujours plus votre vie en direct aux yeux des autres ?
Ma position est simple. Tout d’abord, les réseaux sociaux actuels c’est une des façons de gérer son identité numérique. L’identité numérique ne se résume pas aux contenus que l’on poste sur les réseaux sociaux. L’identité numérique a plein de facettes. Par exemple, si on a sur Amazon une “Wishlist” (liste de souhaits) c’est une partie de notre identité numérique, parce que cette liste indique ce dont on a envie et dit quelque chose sur nous. Si on ne gère pas son identité numérique cela peut avoir des conséquences, parce que cela veut dire que soit on n’existe pas soit ce qui existe sur nous est quelque chose qui n’est pas maitrisé.
Le conseil que j’ai envie de donner, est qu’il faut gérer son identité numérique et poster des choses positives sur soi, c’est simplement une histoire de bon sens.
Avec l’aspect de l’instantanéité, il n’y a plus du tout de profondeur ni de durabilité. Tout doit être instantané, on n’a plus aucune patience et forcément il y a un moment où on va atteindre une limite.
Quel est l’avenir des réseaux sociaux selon vous ?
Les réseaux sociaux ont un grand avenir aux deux extrémités du spectre.
Les RS ont un réel avenir car ils vont être segmentés par domaines et donc ils vont intéresser les gens en fonction de leurs goûts, c’est le côté positif.
De l’autre côté les RS généralistes ont également un grand avenir, parce qu’aujourd’hui la masse les rejoint, même les plus “abrutis”. Ce qui représente beaucoup de monde et c’est monétisable. Si tous les cons du monde se donnent la main sur Facebook, c’est merveilleux !
Un réseau social qui voudrait voir le jour, doit-il utiliser les réseaux sociaux actuels pour fonctionner ?
Je crois que oui. Cela serait idiot de demander aux gens de recréer un nouveau profil, mieux vaut s’appuyer sur ceux existants sur les RS actuels.
C’est la même chose pour le partage de contenu pour se faire connaître ou le login.
C’est gênant de demander aux gens d’avoir un login différent.
Facebook peut aussi devenir une sorte de “hub”, de point central avec des services périphériques.
Faut-il une personnalisation augmentée pour les utilisateurs : par exemple la possibilité de pouvoir changer un fond, une couleur, une photo…
En théorie, on peut croire que c’est important de personnaliser, mais en pratique on voit que les services qui ne pratiquent pas du tout de personnalisation comme Facebook ou Google + rencontrent un vif succès et Myspace qui proposait d’organiser autant que possible sa page a eu un succès important dans un premier temps mais finalement s’est fait balayer par Facebook; Donc la personnalisation ne semblait pas si importante que ça.
C’est comme l’ergonomie, les gens n’y sont pas sensibles à priori, mais si vous retirez après coup des possibilités aux utilisateurs, ils ne vont pas être d’accord.
La réalité augmentée existe depuis plusieurs années déjà, pourtant peu de réseaux sociaux utilisent cette technologie (ex : Tagwhat qui permet de vous localiser, de donner votre avis sur les lieux, boutiques, resto, monuments…). Pourquoi selon vous ?
Cela ne fonctionne pas tant que ça, car les technologies évoluent toujours plus vite que les mentalités. C’est à dire que dans un premier temps les gens ne savent pas que cela existe et ne savent pas à quoi ça sert. La réalité augmentée, c’est voir le monde à travers le filtre de son mobile et donc recevoir des informations supplémentaires.
Cette technologie est pour le moment réservé aux “geeks”. Les gens normaux, la masse, tant qu’on ne leur a pas montré un cas concret d’usage, ils n’achètent pas.
Je vous propose une prédiction en terme de réalité augmentée.
La réalité augmentée connaitra son grand succès, le jour où il y aura un jeu de disponible avec.
Ce sera un jeu où on se servira de son mobile et de ses propres déplacements physiques pour transformer la réalité totale en terrain de jeu et pour intéragir avec d’autres utilisateurs qui utiliseront d’autres logiciels.
Par exemple le fait de tirer virtuellement des torpilles sur un autre utilisateur… Le but sera d’être capable de s’en approcher sans être détecté. A partir du moment où ce genre de chose commencera à exister et que les gens le verrons, il y aura un phénomène de feu de broussaille qui se manifestera. Quand les gens vont se rendre compte que 2 ou 4 personnes sur une place publique d’une ville de taille moyenne ou importante jouent à ça, ils vont tout de suite faire de même. Il y aura un effet de contagion, qu’on a d’ailleurs déjà vu dans le passé, par exemple avec la rapidité de la diffusion du téléphone mobile dans notre société.
Peu de personnes avaient réellement besoin d’un téléphone mobile, mais quand on a commencé à voir des gens dans la rue avec quelque chose à l’oreille, parlant en marchant, l’impact visuel a été extraordinaire. Tout le monde s’est dit, pourquoi pas moi. A partir du moment où une partie importante de la population possède cet objet, cela devient une course, il ne faut pas être le dernier à l’acquérir.
Donc en matière de réalité virtuelle ce sera pareil. Cette technologie sera utilisée pour les réseaux sociaux, mais aussi dans d’autres cadres.
On peut imaginer à terme par exemple que les panneaux physiques de circulation vont disparaitre car tout le monde aura un GPS.