Tous les lundis, le Diable fait le tour de ses départements. Il s’enquiert des résultats, définit les orientations, relance l’activité, motive les bons éléments, sanctionne les mous et les traine-savates. Bref, un vrai manager moderne !
Suivons-le lors sa dernière tournée, il y a beaucoup à apprendre de ses réunions… Comme à chaque fois, notre Diable commence par le département de la guerre.
Démon « guerre »- Une fois de plus, notre bilan est très positif. Même en l’absence d’un conflit majeur -et nous ne renonçons pas à parvenir à en déclencher un !-, la myriade d’affrontements de basses intensités -ce sont les militaires qui appellent cela comme ça, j’adore !- produit un lot significatif de victimes, de réfugiés et de destructions. La Syrie bien sûr, mais aussi la Libye qui est un théâtre d’opérations que nous avons réussi à réactiver et qui me parait très prometteur. Il y a aussi le Yémen qui continue à une bonne cadence. Bon, les choses se sont un peu calmées en Ukraine après un bon début, mais ça reste actif même s’ils en parlent moins. Et il ne faut pas négliger tous les petits conflits oubliés comme le Cachemire, la RDC, le Tibet, les Tamouls, le Pérou et d’autres encore. Ils n’en parlent jamais, mais les résultats produits sont loin d’être négligeables…
Diable- C’est bien, mais votre mérite est limité. Je sais bien que les hommes aiment se battre et on n’a pas besoin de les pousser beaucoup pour qu’ils le fassent. Donc, rabaissez un peu votre triomphalisme, on ne me la fait pas, à moi…
De plus, n’allez pas vers le spectaculaire, préférez les conflits longs. Les meilleurs résultats viennent avec le désespoir. Des foules de réfugiés nous sont préférables à un champ de bataille jonché de victimes, souvenez-vous-en. La guerre est un moyen pour nous, pas une fin.
Le Diable quitta la table suivi fidèlement de ses démons assistants.
Diable- Il m’énerve toujours un peu celui-là : il a le boulot le plus facile et il faut toujours qu’il la ramène comme si c’était grâce à lui que les hommes se faisaient la guerre…
Démon assistant junior- Dois-je noter un remplacement à planifier, maitre suprême ?
Diable- Non. Il est à sa place. C’est juste que je voudrais effacer son sourire niais…
Les deux assistants se regardèrent avec un sourire mauvais : ce démon-là finira tout au fond, tôt ou tard… Le petit groupe se dirigea vers l’aile des nouveaux départements, laissant de côté les départements traditionnels tels que « maladies » et « catastrophes naturelles ». Ces nouveaux blocs portaient des noms bizarres comme « obésité », « stupidité » et « big business ».
La prochaine réunion allait se tenir avec le démon en charge de « stupidité ». Ce dernier était déjà sagement présent dans la salle et attendait son maitre…
Diable- Bien, assis tout le monde, ne perdons pas de temps. Alors, j’ai lu votre dernier rapport et c’est bien, je suis content. Mais il ne faut pas se relâcher, notre effort dans votre secteur est absolument fondamental. C’est ici que nous rendons possibles nos résultats futurs. Donc, continuez à travailler les médias, il faut que les contenus aillent vers le bas, toujours. Il faut aussi réduire les dernières zones de résistances. Ah oui, j’y pense tout d’un coup : je dois vous féliciter, car c’est une très bonne idée que d’employer des intellectuels à justifier les programmes que nous avons inspirés. Si même les grands esprits s’y mettent, plus personne n’aura de réticence à se rouler dans la médiocrité, bien vu !
Les assistants du diable firent la grimace. Ils n’aimaient pas que leur patron s’enthousiasme pour tel ou tel démon… Surtout pour ces nouveaux qui semblaient être les chouchous du moment.
Démon « stupidité »- Merci maitre suprême. On pourrait faire bien plus, mais j’ai toujours du mal à obtenir des ressources. Notre département est encore petit et nous sommes tous occupés à 100%. Avec des ressources supplémentaires, on pourrait s’attaquer aux derniers pans de la culture qui résistent encore.
Diable- Je vais voir ce que je peux faire…
Et hop, dans un nuage de soufre, le « patron » était déjà retourné dans les couloirs, marchant d’un pas décidé vers le département « obésité »… Les assistants courraient presque derrière lui. Le plus ancien des deux se risqua à prendre la parole :
Démon assistant senior- Maitre, on ne peut pas augmenter ses effectifs à celui-là. On est déjà à court de personnel partout !
Diable- Vous n’y comprenez rien !
On peut facilement lui adjoindre une dizaine de succubes, à prendre dans le département de l’autre niais. Les succubes n’ont rien à faire avec la guerre il me semble, non ?
De toute façon, augmenter la stupidité des gens est notre atout majeur pour le futur. Les personnes stupides sont ignorantes et malléables. Il devient facile de leur faire prendre les décisions qui vont dans notre sens puisqu’elles ne raisonnent plus, mais suivent seulement leurs pulsions. Du coup, on pourra faire élire n’importe quel clown et leur faire adopter n’importe quelle habitude, même si elle est nocive. Oui, la stupidité est un bon investissement et nous devons le renforcer. Prendre là où il y a trop et mettre là où il n’y a pas assez, ça s’appelle l’équilibrage des ressources, de la bonne gestion, quoi !
Ah, voilà justement un département qui profite à plein de ce pari réussi…
Ils s’installèrent autour de la table du département « obésité » nouvellement créé…
Démon « obésité »- Notre groupe est encore jeune et nous ne fonctionnons pas encore à plein dans tous les pays, mais nous progressons, nous progressons sur tous les fronts. Nous recyclons à fond tout ce qui a été utilisé au temps des ravages de la cigarette et cela donne de bons résultats… De plus, nous faisons le maximum pour retarder la prise de conscience vis-à-vis des sodas. Nous avons un bon contre-feu avec les fast-foods alors qu’ils ne représentent qu’une petite partie du problème. L’essentiel vient des sodas et de la « process-food », mais le public ne s’en rend pas compte.
Diable- Oui mais il ne faut pas se contenter des résultats obtenus aux USA. Il faut prolonger l’effort au monde entier et vite avant qu’ils aient le temps de réagir et de s’organiser. L’exemple de la cigarette doit nous rester en tête : nous avons perdu gros sur ce front dernièrement, encore heureux que les chinois soient là pour prendre un peu le relais sinon, ça aurait été une défaite amère… Je ne veux pas subir cela de nouveau !
Démon « obésité »- Nous nous y employons, maitre, nous nous y employons, soyez-en sûr.
Diable- Et aussi, je veux que vous voir travailler main dans la main avec le département « stupidité », c’est votre meilleur allié. Je veux voir mes nouvelles créations se comporter plus intelligemment que mes départements traditionnels. Ce qu’on reproche aux hommes sur terre et qui nous arrange bien, je ne veux pas le reproduire encore et encore ici.
Démon « obésité »- Bien entendu, maitre. Je vais en faire ma priorité personnelle.
Aussitôt dit, le petit groupe était déjà parti vers le dernier rendez-vous de la tournée : le département « big business ».
Diable- Alors, je ne vous entend pas cette fois ?
Rien à m’opposer contre cette idée de s’occuper de près du « big business » ?
Si vous avez des choses à dire, c’est le moment !
Démon assistant sénior- Nous ne sommes que vos humbles serviteurs, maitre suprême. Cependant…
Diable- Ah, j’en étais sûr !
Démon assistant sénior- Cependant, nous sommes nombreux à ne pas comprendre pourquoi vous semblez vous détourner de nos armes traditionnelles pour favoriser vos nouvelles créations. Personne n’ose vous le dire, mais on commence à entendre quelques grognements dans les rangs…
Diable- Qu’ils grognent, mais qu’ils obéissent !
Je ne vous demande pas d’avoir des idées et heureusement !
Vu la pauvreté de vos réflexions, avec vous, on serait encore au moyen-âge et on serait complètement passé à côté de l’évolution majeure de ces deux derniers siècles…
Démon assistant junior- La révolution industrielle ?
Diable- Mais non bougre d’incube, la consommation de masse bien sûr !
C’est ça la vraie révolution qui a tout changé sur terre… Pour nous, c’est pain béni si j’ose dire.
Les démons assistants se forcèrent à rire pour bien montrer qu’il avait compris la blague du patron…
Diable- Bref, il ne faut pas laisser retomber le soufflé et c’est pour ça que je me bats à favoriser le « big business ». Ces quelques « idiots utiles » sont en train de nous faciliter les choses à tous les étages même si vous êtes incapables de le voir.
Arrivés dans le département « big business », le petit groupe pris place dans une salle de réunion somptueuse avec des écrans sur les murs diffusants CNN et Bloomberg en continue. Devant l’air étonné des assistants, le démon en charge du département cru bon de se justifier…
Démon « big business »- Oui, nous avons cru nécessaire de bien nous imprégner de l’ambiance des conseils d’administration des groupes modernes, voilà pourquoi nous avons copié la décoration…
Diable- On s’en fiche, vous faites ce que vous voulez avec votre mobilier du moment que vous pouvez me présenter des résultats… Les résultats, il n’y a que cela qui m’intéresse !
Démon « big business »- Bien entendu, maitre suprême. Et des résultats intéressants, j’en ai justement !
Diable- Je vous écoute…
Démon « big business »- Nous avons eu l’idée de susciter la création d’un syndicat. Oui, je sais, vous allez dire « c’est pas nouveau », mais attendez la suite…
Diable- N’abusez pas de ma patience…
Démon « big business »- L’innovation réside dans la forme : nous ne formons pas un cartel, ça échoue à tous les coups. Non, nous suscitons la formation d’une nouvelle entité qui va s’occuper exclusivement des actions de lobbying de tous les grands acteurs que nous suivons : Monsanto, Coca Cola, Exxon, etc.
Nous nous sommes rendus compte que, lorsqu’ils sont attaqués, ils répondent toujours de la même façon, mais en ordre dispersé. En concentrant les moyens, on réduit les coûts (ça leur plait toujours quand on met cela en avant) et on augmente l’efficacité. Du coup, on sait qu’on va pouvoir compter sur un pool de politiciens, de scientifiques et de journalistes à notre solde qui vont monter au créneau à chaque fois que nécessaire.
Diable- Hum, ça me plait. C’est effectivement vers ce type de solution qu’il faut aller. Et même, je veux plus. Je veux que le département « stupidité » puisse profiter de votre entité, aussi souvent qu’ils en auront besoin, bien compris ?
Démon « big business »- Bien compris, maitre suprême. Il en sera fait ainsi.
Toujours soucieux, le Diable quitta la belle salle de réunion avec ses assistants à ses trousses… Il y avait tant à faire, mais, en ce moment, les affaires marchaient bien !
Voilà, une petite fiction pour varier un peu. Bien sûr, toutes ressemblances avec des situations et des circonstances réelles ne seraient pas forcément complètement fortuites…
Très original ce dialogue sur les maux de notre société.