Il y a trente, vingt ou même dix ans, parler du déclin et de la disparition future d’IBM était risible !
Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, le déclin d’IBM est une tendance avérée et sa disparition possible (ou son découpage et sa vente par morceaux) n’est plus une spéculation improbable, mais un scénario qui est ouvertement envisagé par les analystes de Wall Street. Comment en est-on arrivé là ? Comment une société aussi puissante et prestigieuse qu’IBM a-t-elle pu tomber si bas ? Quel est l’événement décisif qui amorça son déclin ? Quel est le point de bascule qui la fit passer de leader triomphant à celui d’acteur du passé qui n’a plus vraiment d’influence sur son industrie ?
Quand on évoque le déclin d’IBM, beaucoup vont se référer aux différents épisodes liés au PC et à OS/2, d’autres vont pointer du doigt les ventes successives des divisions PC et serveurs à Lenovo… Et enfin, les derniers vont simplement faire une analyse chiffrée de la chute des ventes et des profits, comme si le déclin était quelque chose de mécaniquement inévitable.
Je pense pour ma part que le moment-clé du déclin remonte plus loin que les débuts du PC, en 1975 plus exactement quand Big Blue décida d’abandonner son projet Future System qui devait assurer une descendance innovante à la ligne des mainframes 360.
À cette époque, il s’agissait pour IBM de refaire le coup de maître de la décennie précédente : parier l’avenir de la compagnie sur un projet technologique ambitieux qui allait permettre d’assurer sa suprématie pour les années suivantes. On a du mal à s’imaginer combien le projet 360 a été un incroyable pari et un défi technique immense couplé à un investissement gigantesque. Les journalistes de l’époque ont évoqué le débarquement en Normandie pour représenter l’ampleur du risque et de la dépense et c’était assez bien trouvé.
Future System était tout aussi ambitieux et tout aussi périlleux. Mais, alors qu’IBM dans les années soixante sut relever le défi et trouver des solutions à tous les problèmes (quelquefois péniblement comme dans le cas de l’OS360 qui s’avéra être un développement logiciel tout à la fois gigantesque et décevant, un cas d’école que Fred Brooks commenta pendant des années en conférence à la suite de son fameux livre “The mythical man-month”), le projet Future System fut lui finalement abandonné, car considéré comme trop difficile à faire aboutir. Tout ne fut pas perdu et les retombées des recherches effectuées dans ce cadre furent utilisées dans de nombreux produits d’IBM (dont le mini 38 et, plus tard, l’AS/400).
On peut donc en déduire que la même société échoua à renouveler le même exploit dix ans après, mais était-ce vraiment la même société ?
Car, entretemps, IBM était devenue Big Blue et son management avait commencé à vieillir, les enjeux n’étaient plus les mêmes et la société était déjà dans une position dominante et confortable, capable d’absorber financièrement un échec de cette taille qui l’aurait mit sur en faillite seulement dix ans auparavant. C’est doute ici qu’il faut trouver les vraies raisons du renoncement : l’IBM des années soixante n’avait pas ce luxe, elle était dos au mur et ne pouvait que réussir ou mourir. Dix ans après, la réussite et la fortune permettaient d’envisager d’autres options.
Mais c’est aussi ce confort qui tua l’esprit d’innovation de Big Blue. Cet échec fut le “début de la fin” pour la compagnie. Alors, certes, les efforts de la société américaine en matière de recherches scientiques sont connus et à juste titre (on lui doit le microscope à effet tunnel qui permit de faire les premiers pas dans le domaine de la nanotechnologie, entre autres), mais financer la recherche de pointe et savoir profiter des ses innovations sont deux choses différentes !
Quand IBM se lança dans l’aventure du PC, l’équipe interne savait parfaitement qu’elle devrait faire appel à des sous-traitants spécialisés (comme Microsoft, mais aussi Intel ou Seagate) pour tenir les délais imposés par la direction générale. Même le top management était conscient que la compagnie n’était plus capable de produire un produit aussi radicalement différent de ses ordinateurs habituels dans des délais acceptables. Plus tard, IBM refusa d’être la première à intégrer le processeur Intel 386 dans ces PC (PS/2 alors) pour ne pas risquer de diminuer les ventes de sa division mini-ordinateurs à cause de PC “trop” puissants. Compaq n’eut pas cette hésitation, mais cette jeune organisation n’était pas -encore- devenue une bureaucratie divisée en baronnies toutes-puissantes. Celles-ci se préservaient de la concurrence interne (l’autocannibalisation) par des arbitrages politiques qui paraissaient équilibrés vu de l’intérieur, mais qui n’avaient pas de sens vis-à-vis du marché.
Pris séparément, ces différents événements ne sont pas forcément aussi importants, aussi dramatiques qu’ils n’y paraissent et aucun n’a conduit IBM à une catastrophe immédiate. Mais, reliés entre eux, ils forment une tendance, une pente, une pente déclinante…
La vente des divisions PC puis serveurs d’IBM (en partie) à Lenovo est juste dans la continuité de ses retraits et renoncements successifs. Et, avec le recul, je gage que les historiens sauront identifier l’abandon du projet Future System comme le déclencheur de cette longue descente aux enfers.
Le déclin peut être une période plus ou moins longue selon l’inertie et la gestion du management. Yahoo! a vite disparu de la scène mondiale alors que Big Blue aura longtemps résisté avant de s’effacer (définitivement ?).
De manière générale, il reste très difficule pour un acteur qui a dominé une plateforme d’arriver à dominer les futures plateformes (le célèbre dilemme de l’innovateur). IBM a gagné son pari de l’OS 360 et a dominé le marché des mainframes depuis. Il n’a par contre jamais réussi à dominer un autre marché. IBM a bien produit ses machines UNIX et a lancé les bases du PC moderne, mais n’a jamais réussi à controler ces marchés.
Le même pourrait être dit de Microsoft. Dans les années 90, le géant de Redmond semblait invincible, ayant la main mise sur le PC. Il n’a cependant pas réussi à avoir une telle emprise sur le Web (ou même atteindre le même controle que Google ou Facebook), et encore moins sur le marché du smartphone. Si Microsoft n’a pas de soucis à se faire, il reste principalement cantonné au marché du PC.